Etre dans la gratitude à la suite de François

 


Les dictionnaires nous disent que la gratitude est  un sentiment affectueux envers un bienfaiteur, ou quelqu'un dont on est l'obligé. D’après la racine latine du mot c'est la reconnaissance d'un service, d'un bienfait reçu.
Quand nous écrivons Etre dans la gratitude, ce n'est pas seulement être reconnaissant ou bien "avoir de la gratitude", mais accepter d’entrer dans un état de gratitude et veiller à le développer autant que l'on peut. Ce n'est donc pas seulement montrer de la gratitude pour une action qui éveille notre reconnaissance, mais tendre à être dans un état de gratitude.
Ceux qui admirent François d’Assise savent qu’il exprimait fréquemment son émerveillement et sa gratitude envers le Créateur. La fréquence et l’étendue de son émerveillement et de sa gratitude ne doivent pas nous surprendre car cet état de gratitude a des relations étroites avec l'acceptation de notre "pauvreté fondamentale" et notre entrée même modeste dans le mystère de la pauvreté de Dieu.
François nous invite à le suivre sur le chemin de la joie, de l’émerveillement et de la gratitude. Sept siècles après François d’Assise on prête à Einstein cette belle phrase : "L'homme qui a perdu la faculté de s'émerveiller et d'être frappé de respect est comme s'il était mort" Explorons un peu cette invitation à être de véritables vivants habités par l’émerveillement, la gratitude et la joie.

La gratitude dans les relations quotidiennes.

Dans les relations quotidiennes, regardons les conséquences de la présence ou de l'absence de gratitude. Regardons ce que la gratitude produit en ceux qui l’expriment, et également en ceux qui reçoivent des expressions de la gratitude d'autres personnes. Regardons aussi ce qui se passe pour les blessés par l'ingratitude d'autres personnes.

avec les personnes rencontrées occasionnellement : peut-être est-ce assez facile de reconnaître que nous n'avions aucun droit de bénéficier d'une lettre ou d'un message, d'une visite ou d'un cadeau.
Le bienfait reçu ou le service rendu exprime quelque chose d'une relation entre 2 êtres. Nous recevons ces marques d'attention comme une affirmation que nous valons la peine d'être ainsi gratifiés. Si nous exprimons alors notre reconnaissance, nous reconnaissons implicitement ou explicitement que la relation avec celui qui nous donne son temps, son écoute attentive, son soutien, ou un cadeau, a de la valeur pour nous et que cette relation est même précieuse à nos yeux.

De plus notre comportement ou nos paroles peuvent exprimer notre conscience de n'avoir aucun droit strict à bénéficier de la relation qui existe et de l'attention valorisante qui nous est donnée.

avec les personnes qui nous sont les plus proches, la gratitude rencontre toute une série d’obstacles à la simplicité de sa manifestation. La qualité de la relation, la disposition des lieux par exemple, peuvent intervenir pour l’absence ou la présence de l’expression de la gratitude.

Voici quelques exemples de comportements qui ne sont pas rares :

Il arrive que chez la personne qui bénéficie se produise une érosion du caractère précieux de la relation, comme si les attentions manifestées de façon répétée en devenaient ainsi moins précieuses. Banaliser des attentions de quelqu’un parce qu'elles sont fréquentes est grossier, et vous savez que c'est une cause de beaucoup de souffrances dans les familles, les communautés, les groupes, quand une continuelle vigilance n'est pas exercée.

Il arrive aussi que le bénéficiaire agisse comme si ce qu'il reçoit d'un autre ou des autres personnes proches de lui, était un dû. Or la proximité ne change rien au fait que c'est un don et non un dû, même si cela se reproduit souvent. Et ce don vient d’êtres humains.

Vous avez certainement entendu ces phrases : "il n'y a pas besoin d'en parler et encore moins de le faire remarquer, car c'est normal nous sommes de la même famille ou de la même communauté, nous nous rencontrons tous les jours." ou bien une autre phrase souvent entendue "elle sait bien que je lui en suis reconnaissant, ce n'est pas la peine de lui redire". Les mercis et encore moins les expressions plus élaborées de la gratitude semblent superflus, voire redondants. Faisons attention à la mentalité que révèlent ces phrases et ces comportements : c'est peut-être bien une mentalité de propriétaire, de chef, ….. et cette mentalité est très préjudiciable à une vraie relation qui nécessite toujours une communication entre égaux.

S'il n'y a pas d'expression verbale ou non-verbale de la gratitude, beaucoup de personnes reçoivent cette absence comme un message blessant soit que leur don n'exprimait pas sincèrement leur sentiment, soit que la relation qu'il exprimait est de peu de valeur.

Pour les gens mariés vous savez qu’un point délicat est la gratitude à l'égard de son conjoint et à l'égard de ses enfants. Devant tout l'amour prodigué à leur égard, certains estiment avoir un "droit" à leur gratitude. Ils trouvent donc que leur conjoint ou leurs enfants sont ingrats, et ils ont de la difficulté à leur exprimer de la gratitude. Ceci est véritablement un vers dans un fruit : une mentalité de comptable qui est incompatible avec une relation d'un être à un être. Cette mentalité est destructrice de quelque relation que ce soit. L'amour n'est pas une question de donnant/donnant.

Malheureusement si la relation a de la difficulté à devenir vraiment une relation de 2 personnes, c'est à dire de deux êtres libres et de valeur égale non mesurable, on entre facilement dans la perspective : "c'est toujours moi qui ai donné, et l'autre ne donne rien". Chacun d'entre nous à un moment ou à un autre tombe dans cette mentalité de comptable, au lieu d'accepter de n'avoir aucun véritable droit. Cela suppose, vous le savez bien, que dans notre relation, à travers notre générosité, nous soyons des éveilleurs de la générosité de l'autre et qu'ainsi notre vis à vis ne se considère pas comme un "ayant droit" à l'amour qui lui est prodigué.

Etre un éveilleur ne veut pas dire être passif et ne rien dire. Certains croient que c'est normal pour un croyant d'être humble, silencieux et passif. Ce n'est pas du tout ce que je dis. Prenons l' exemple d'un anniversaire qui n'a pas été souhaité. On peut exprimer simplement que l'on a souffert de cet oubli, ou bien on peut avoir une attitude de jugement : penser et encore pire dire que c'était un manquement. Savoir exprimer ses sentiments, et aider son vis à vis à exprimer non seulement ses désirs mais surtout ses besoins est de première importance. Alors nous pouvons plus facilement entrer en empathie avec cette personne.

La gratitude envers la Source de la Vie.


Comment se fait-il que nous soyons vivants ? Pouvons-nous dire que nous avons un droit à ce que notre vie se poursuive ? A qui pouvons-nous réclamer que ce droit soit respecté ? A la Nature ? Au
Créateur ? à l'Humanité ?

Au fait considérons-nous que le fait d'être vivants est un cadeau ? Si nous considérons que c'est un cadeau, pourquoi ? Si nous considérons que ce n'est pas un vrai cadeau, mais un cadeau empoisonné,
qu'est ce qui nous le fait dire ? ou pour quelles raisons le disons nous ?

Etes-vous étonnés et dans l'admiration de vous réveiller vivant, le matin ? Quelle est votre expérience de la rentrée de l'air dans vos poumons ? Est-ce vraiment un OUI à l'air et à la vie ?

Si certains d'entre vous ont été près de la mort, soit à cause de maladie, soit à cause de circonstances dangereuses, peut-être réalisez-vous mieux que la vie est un cadeau étonnant, vous admirez plus facilement ce don et peut-être cela fait naître en vous la gratitude.

Vous voyez bien que tout ce qui précède, nous conduit une fois encore à réfléchir sur ce à quoi nous avons droit. Durant plusieurs des derniers siècles, à juste titre s'est développée la réflexion sur les droits que chaque être humain peut faire valoir en face des autres êtres humains et des sociétés dans lesquelles il vit. C'est un grand progrès dans l’humanité. C’est très bien.
Mais il faut simultanément savoir reconnaître que la grandeur de la personne humaine réside en premier dans la reconnaissance de la vérité de son existence. Or la vérité de son existence comporte d'abord en premier lieu qu'il n'y a pas d'être humain qui se soit donné lui-même l'existence. Et deuxièmement qu'une créature humaine devient une personne dans la mesure où elle entre en relations, ce qui inclus une relation avec la source (qu'il la considère personnelle ou impersonnelle) de son existence.

Exprimer sa gratitude pour le don de la vie est une attitude que l'on retrouve, semble-t-il, dans toutes les cultures et toutes les religions.

Comment exprimer en vérité notre gratitude envers la source de la Vie ?
C'est probablement par la fidélité à la vie que la gratitude s'exprime le mieux. Bien entendu cette fidélité à la vie n'est pas interprétée de la même façon par tous les êtres humains. Mais il y a tout de
même des éléments qui apparaissent presque partout.
Etre fidèle à la vie : pas seulement la vie dans son aspect biologique. Etre de véritables êtres vivants, chez qui la Vie peut se percevoir, se toucher. Des êtres en même temps attentifs à développer ses qualités et ses dons. Mais surtout être des êtres qui laissent grandir en eux cet amour qui existe en eux-mêmes, plus ou moins caché, plus ou moins développé. Des êtres aimants et en paix. Des êtres de relations, c'est-à-dire des êtres qui permettent par leur écoute, leur simplicité, la vérité de leur existence, à d'autres êtres de tisser les liens qui vont les faire devenir des personnes humaines libres et heureuses, elles mêmes sources d'amour solide et vrai.

Quand il y a reconnaissance que Dieu est source première de la vie et spécialement de notre vie, la reconnaissance s'exprime en formules de gratitude envers Lui.

 


La gratitude envers Dieu qui s'est révélé en Jésus-Christ


Le Jésuite Marcello de Carvalho Azevedo, dans son livre Prière dans la Vie, en s'appuyant sur une phrase de l'Epitre aux Thessaloniciens (1 Th5/18), écrit :

"Avec la joie qui demeure et la prière qui ne cesse pas, la gratitude permanente est une
troisième attitude fondamentale de l'identité chrétienne. De nouveau, nous voulons mettre
l'accent, au-delà de la gratitude formelle, sur la continuité dans l'action de grâces dont Paul
nous donne l'exemple et qu'il nous recommande. Mais il insiste surtout sur un point
particulier à savoir que la gratitude est un élément majeur du contenu de la prière chrétienne et
une des composantes les moins ambiguës de sa forme d'expression."

Quel est le don reçu de Dieu ? Il nous faut prendre garde à ne pas tomber dans le vocabulaire courant qui à mon avis n'est pas suffisant et réduit trop l'ampleur du don reçu de Dieu en Jésus Christ, quand on dit "Il nous a sauvé". Sauvé de quoi ?

Par Jésus Christ nous avons non seulement appris que Dieu est don, mais que nous sommes entrés dans le dynamisme de la réception vivifiante de ce don.
Dans son livre le Père immense (DDB) qui commente l'Epitre aux Ephésiens, Eloi Leclerc à propos du verset 5 du chapitre 1er "…. Déterminant d'avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ….." commente " Notre élection consiste … dans cette grâce de la filiation divine qui nous fait participer à la plénitude filiale de Jésus Christ."(p.29)
Page 30, il développe :

"Ces lignes de la Lettre aux Ephésiens nous introduisent, à vrai dire, dans le secret de Dieu :
nous sommes en amont de la création du monde, en amont de tout ce qui a pu survenir dans
l'histoire des hommes. En amont du péché, de la Loi et de toute alliance particulière. A mille
lieues de toutes les turbulences d'un monde qui n'existe pas encore. Ici règne, dans une paix
souveraine, un Amour sans frontières, qui est Dieu même. Ce Dieu d'une générosité infinie
forme le Dessein de communiquer sa vie, son intimité, sa joie à des êtres qu'il se propose de
créer à cette fin, en leur donnant de participer à la plénitude de son Fils éternel. Tel est le projet divin originel. Une pure volonté de grâce, un Amour qui, avant même d'être créateur, se veut divinisant. Là, brille de mille feux l'aurore de notre humanité".


Le théologien Karl Rahner n’hésite pas à écrire:
"Ce qui est donc pour moi le cœur véritable et unique du Christianisme et de son message,
c'est la communion que Dieu fait réellement de lui-même à des êtres crées, en ce qui fait sa
réalité et sa gloire la plus authentique." (Expériences d'un théologien catholique)

Eloi Leclerc écrit encore
" En vérité, tout le Dessein de Dieu sur le monde jaillit du même amour que celui qui est à la
source de la communion trinitaire : un amour qui est tout entier don de soi et qui veut se
communiquer en plénitude, mais cette fois 'hors de Dieu lui-même' , à des créatures. Et cela,
en toute liberté et gratuité." (Le Père immense, p.33)

Une des conséquences de ce texte des Ephésiens est que dans l'être humain, il y a "une ouverture radicale à l'Infini de Dieu. Cette ouverture est une dimension constitutive de la réalité humaine"( p.33)

"Dieu n'a pas attendu le péché pour nous aimer et vouloir faire de nous ses enfants. Avant d'avoir été aimés d'un amour de rédemption, nous l'avons été d'un amour d'élection dans le
Christ. L'amour qui nous a appelés à l'existence était essentiellement un amour divinisant." (p.41)

Bien entendu, tout ceci nous montre que cette initiative de Dieu est un don purement gratuit,
qui nous vient de sa bienveillance. Saint Paul qui avait expérimenté personnellement que la grâce de
Dieu est gratuite, et en plus surprenante, était bien placé pour nous parler d'un don gratuit.
cf.le père immense, p.58-59

Ce don est gratuit, et il est également universel et source d'unité :

"En son Fils mourant sur la Croix, le Père ouvrait les bras à toute l'humanité, par-delà toutes les divisions. Il réalisait son grand Dessein d'amour, celui qu'il avait formé 'avant la fondation du monde' . En définitive son amour avait été le plus fort. Plus fort que la haine." (cf.Ep. 2/18)( p.67)

"le rassemblement des fils de Dieu en Christ ne saurait consister simplement en une foule d'individus, ayant chacun séparément sa relation propre au Seigneur. Ils sont tous appelés à former ensemble la demeure de Dieu, à devenir sa maison, son temple saint, bâti sur des fondations
communes, les apôtres et les prophètes, avec comme pierre d'angle, le Christ Jésus. Au terme de cette croissance, l'humanité sera, en Christ, habitée par la plénitude de Dieu, conformément au Dessein que le Père avait formé 'avant la fondation du monde' "(p.67)


C’est d’un cœur de pauvre que jaillit la gratitude, et François d’Assise a pu être joyeux et
reconnaissant parcequ’il avait un cœur de pauvre.

Tout au cours de notre exploration de ce thème de la gratitude, nous avons rencontré les mots de gratuité, de don. Nous avons rappelé que pour pénétrer dans la gratitude, encore plus pour être dans la gratitude, il faut tout d’abord ne pas considérer les dons reçus comme un dû. Face à un don que nous recevons, il est contradictoire de penser, même un court instant, que nous avions un droit à le recevoir.
Ceci ne veut pas dire qu’il ne faille pas être reconnaissant également lorsque nous recevons ce qui en quelque façon nous est strictement dû, en vertu d’un droit clair et reconnu.

En fait ce dont il est question c'est d’avoir un esprit de pauvre. Avoir l’attitude de la personne qui est consciente de ce qu’elle n’a aucun droit à ce qu’elle reçoit, et est étonnée, admirative de recevoir ce à quoi elle ne s’attendait pas. Il s’agit d'être bien à notre place dans notre relation avec toute personne humaine, avec l’auteur de la vie, et avec Jésus Christ qui nous a introduit plus profondément dans le mystère de l’amour compatissant de Dieu. Nous ne sommes pas Dieu. Son dessein incroyable, sa libéralité inimaginable ne nous donnent aucun droit particulier, si ce n'est de lui rendre grâce et d'avoir une confiance qui puisse être même insensée ! C’est ce que nous voyons chez les Saints reconnus.

Etre bien à notre place dans nos relations suppose un effort maintenu d’entrer dans notre vérité ; de travailler à des relations humaines aussi vraies que possible, nous permettant d’entrer dans la vérité profonde de ce que nous sommes. Ceci suppose de nous comporter vis-à-vis de toute la Création non comme un maître absolu, mais comme un frère de chaque créature animée ou non. Ceci suppose d’entrer dans une véritable relation avec Dieu, une relation où nous ne jouons pas un personnage, mais où nous sommes vrais, tels qu’en réalité. C’est ce que François d’Assise a vécu et qui lui a permis d’être un homme libre et exprimant sa gratitude de mille et une façons. Le Cantique de Frère Soleil est bien connu de tous, mais voici une autre phrase moins connue :

Indigents et pécheurs que nous sommes tous, nous ne sommes pas dignes de te
nommer ; accepte donc, nous t’en prions, que Notre Seigneur Jésus-Christ, ton
Fils bien-aimé en qui tu te complais, avec le Saint-Esprit Paraclet, te rende grâce lui-même pour tout, comme il te plaît, lui qui toujours te suffit en tout, lui par qui tu as tant fait pour nous. 

 

 

Questions:

--- Comment exprimez-vous votre gratitude :
à l'égard des êtres qui vous sont les plus proches ?
à l'égard de la Vie ? et à l'égard de la source de la vie.
à l'égard de Dieu qui nous a révélé par Jésus Christ, le mystère de sa vie, et de la Vie à laquelle il nous appelle.

--- Etes-vous à l'aise ou bien mal à l'aise quand des personnes vous expriment leur gratitude ?
Comment s'exprime votre aise ou votre malaise, et voyez-vous quelle en est la raison?
Trouvez-vous normal d'exprimer souvent votre reconnaissance à vos proches ? à ceux que vous
rencontrez souvent ? Avez-vous exprimé votre reconnaissance à vos parents, vos guides
humains ou spirituels, vos médecins ?
--- Vous est-il habituel d'être reconnaissant pour le don de la Vie ? et comment exprimez-vous votre
gratitude à la source de la vie ? Efforcez-vous de faire une liste la plus complète des façons dont vous exprimez cette gratitude pour le don de la Vie ?


Alain J.Richard, ofm (alnrichard@wanadoo.fr)