Témoignage d’un frère en terre d’Islam
Fin du ramadan
Pour nous, entrer en ramadan avec
nos frères musulmans allait de soi tant nous vivons au milieu d’eux
et tant il nous eut paru incongru et absurde de quitter nos amis pour aller
manger alors qu’ils continuaient à travailler. Mais par-delà
l’évidence se profilait un chemin de communion et de rencontre
: la rencontre d’autres croyants eux aussi sur un chemin de vérité
et de vie, la rencontre d’autres jeunes confrontés au désespoir
d’une société qui ne leur ouvre pas d’avenir, la rencontre
enfin d’autres chrétiens, témoins d’un véritable
« vivre avec » les musulmans qui a modelé leur foi et leur
être.
Il y a tout d’abord cette jeune femme qui, de par les études qu’elle
a pu faire et sa curiosité intellectuelle, se trouvait en révolte
contre son monde et, par voie de conséquence, contre sa foi. Mystère
d’une rencontre, d’un partage en profondeur… Mystère
de cet instant où un chrétien est appelé à renvoyer
l’autre à son propre chemin, à l’inciter à
s’enfoncer dans ses propres Ecritures saintes, à réaccueillir
ce dans quoi elle est née. Mystère de cette mise en route qui
se produit alors, qui lui fait relire ce Coran qu’elle critiquait tant,
qui lui fait vivre une réelle et profonde expérience spirituelle
avec Celui « qui seul suffit ». Mystère de ce qu’elle
renvoie aujourd’hui d’un chemin de conversion assumé jusqu’au
bout et sans accommodements, de cette synthèse qu’elle opère
si justement en disant que les chrétiens et l’Evangile lui ont
permis de retrouver et de comprendre en profondeur sa propre foi. Folie pour
nous, les hommes, cantonnés que nous sommes dans nos diverses familles
religieuses, mais sans doute grande joie du Père de voir ses enfants
s’aider à creuser le sillon dans lequel ils sont plantés.
Comment ne pas s’interroger devant un tel appel de Dieu à ouvrir
les portes de notre cœur à l’immensité de son amour
et à la largeur de ses vues : « L’incarnation n’irait
pas jusqu’au bout si le Christ ne m’était pas révélé
par mon frère musulman » concluait l’évêque
de Rabat… Oui, c’est un bien grand mystère que tout cela,
un mystère qui donne à la rencontre une place centrale, tant humainement
que spirituellement.
La rencontre, ce sont également tous ces moments où – étrangement
– on se laisse surprendre et on finit par baisser la garde : quelle chance
en ce domaine de ne pas maîtriser la langue et de devoir quémander
tel ou tel mot auprès d’une cinquantaine de personnes rencontrées
qui sont autant de professeurs improvisés, quelle chance d’être
confronté à une autre culture et à une autre foi qui se
conçoit comme le seul et véritable aboutissement de toutes les
autres fois… S’offrent alors de ces instants d’éternité
où l’on se sent entrer dans une terre sacrée (comme Moïse
au buisson ardent), celle de l’autre, où l’on s’oublie
soi-même pour se laisser accueillir par l’autre. L’espace
d’un instant, on se sent « décoller » de soi (pour
reprendre la formule de Maurice Zundel) pour être dans cette relation
pure et donnée qui est Dieu. Instants d’éternité
donnés par ces jeunes et ces moins jeunes dans la confiance au travers
de ces rencontres somme toute anodines, mais vécues humblement et en
vérité. Dieu est vraiment bon !
Noël en terre d’Islam
Premier Noël à l’étranger…
premier Noël en terre d’Islam ! Un Noël comme tous les autres
me direz-vous : oui, unique comme tous les autres, eut sans doute objecté
saint François qui révérait tant cette fête…
Un Noël en pleine médina, un Noël au carrefour de l’Eglise
et de l’Islam, un Noël entre Afrique et Europe, un Noël au fond
si proche de cet évènement passé quasiment inaperçu
il y a de cela deux mille ans. Etrange en effet que de vivre cette fête
dans un monde qui ne s’arrête pas, qui continue à avancer,
à travailler, à étudier et à bavarder comme si de
rien n’était : brouhahas de tous les soirs dans la rue pendant
que nous restons silencieux devant le Seigneur avant de partir pour la veillée
à la paroisse, puis, comme tous les matins du monde, murmures des enfants
se rendant à l’école dans la froideur de cette aurore du
25 décembre. Le Christ est né, l’enfant nous est donné.
Il réchauffe nos cœurs… et les hôteliers de Bethléem
continuent de refuser du monde, servant ceux qui ont eu la chance d’arriver
suffisamment tôt pour le recensement ! Vous ne pouvez imaginer l’impact
de cette « indifférence » générale sur l’appréhension
que l’on peut avoir de cet évènement : en France, le monde
s’arrête, la fête est dans tous les yeux, même si l’on
cantonne le plus souvent le petit enfant aux quatre murs d’une crèche
en papier mâché. Ici, l’évènement ne semble
prendre de l’importance que pour ceux qui nous savent en fête :
délicatesse des témoignages de tous ceux qui nous entourent. Mais
par-delà ces gestes, le silence général oblige à
plonger dans ce mystère de l’Incarnation passée inaperçue…
Rien n’a changé et pourtant tout a changé, dans notre rue
au cours de cette nuit, comme plus largement dans notre monde depuis deux mille
ans ! Dieu se fait l’un de nous, Il nous rejoint dans notre faiblesse…
encore quelques jours (bienfait du calendrier liturgique) et nous le verrons
plonger avec nous dans le Jourdain, se joindre aux pécheurs que nous
sommes. Mystère de cette Incarnation qui donne une telle importance à
l’homme, qui révèle combien nous sommes aimés de
Dieu. Mystère qui nous ramène sans cesse à la réalité,
à notre quotidien dans tout ce qu’il est appelé à
porter de saint, de vrai, de libre, d’Humain. Ceci me rappelle une conversation
avec un jeune marocain qui, de but en blanc, avait tenu à m’expliquer
que l’Islam ce n’était pas les musulmans : ceux-ci dénaturaient
la vraie foi, travestissaient trop souvent le Coran, c’est-à-dire
l’unique vérité révélée. Face à
cette transcendance mise en avant, comment lui parler de ce mystère de
l’enfant-Dieu, mystère incompréhensible mais réalité
qui ne peut que nous pousser à rechercher dans le quotidien, dans le
cœur et l’agir de chaque homme, les traces de Dieu et de son indicible
présence. Dieu est là et tout est dit dans l’homme d’aujourd’hui
et dans la venue de l’enfant qui se donnera jusqu’à la croix
! Mystère, mystère… appelant à cueillir le jour,
à cueillir Dieu dans « tout jour ». N’est-ce pas là
tout ce que nous pouvons apporter jour après jour à nos amis marocains
: cette conscience forgée dans la rencontre et dans la prière
(dans l’union des deux le plus souvent) que tout se joue maintenant, que
chaque heure porte l’éternité en germe (celle d’une
rencontre en vérité), que la vie est là en un mot dans
la simplicité du quotidien ! C’est en tout cas cette espérance
que nous cherchons à partager avec tous ceux qui passent ici : espérance
« du riche » sans doute face à ces adolescents en question
par rapport à leurs racines (ces filles que l’on veut marier ou
fiancer à 16-17 ans), ou face à ces jeunes adultes diplômés
sans aucune perspective de travail et dont le quotidien se résume aux
cours qu’ils peuvent dispenser bénévolement, ou encore face
à ces femmes autour de la trentaine assistant à un cours d’alphabétisation
et fondant presque en larmes devant les fantaisies du petit Marcel Pagnol de
la « Gloire de mon père » (conscience que sans travail et
dans la conjoncture actuelle, elles n’ont que très peu de chance
d’être mère à leur tour). Oui, espérance du
« nanti » qui ne peut que témoigner par sa vie de la beauté
de ce quotidien vécu simplement avec eux : ce quotidien qu’ils
me donnent jour après jour, rencontre après rencontre… sans
retour ! C’est là le sens de notre présence de mineurs à
leurs côtés, dans les jours de joie et de genèse de projets,
comme dans ceux où le quotidien et le manque de sens pèsent davantage…
quand la foi ne suffit plus. Quelle force que la leur cependant dans ces temps
de « vaches maigres », une force qu’ils puisent dans la prière
et un « apaisement » (c’est le mot qui revient le plus souvent)
qu’ils trouvent dans la lecture du Coran. Mais comment vivre longtemps
lorsqu’on est ballotté de l’exaltation à la résignation
face à l’épreuve ? Et finalement, comment les aider dans
ce combat qui est le leur pour forger leur vie et par là même le
Maroc de demain ?
1er jour de l’année musulmane
Maroc, dans une petite rue de la
médina, cette ville ancienne que le Protectorat avait voulu conserver
à ses habitants de toujours, construisant plus loin une cité nouvelle
pour les étrangers. Une rue comme toutes les autres avec ses échoppes
minuscules, ses écrivains publics, ses vendeurs installés sur
la chaussée et les cris des enfants portant le pain au four banal du
quartier. Pourtant en ce dimanche de février une activité anormale
semble avoir saisi la Bibliothèque où la noria des élèves
se succède du lundi au samedi.
En ce 13 février, quelque chose d’étrange est en effet en
train de se passer : inattendu de Dieu ? Sans doute, mais comme l’est
toute journée dans ce terreau de fraternisation tous azimuts. Les professeurs
bénévoles, une trentaine de jeunes marocains tous diplômés
de l’enseignement supérieur et au chômage faute d’emplois
(comme deux tiers des jeunes licenciés du pays) ont décidé
de fêter le début de l’année musulmane à leur
manière. Et ils nous ont invités pour l’évènement
: c’est une première qui nous rappelle que nous sommes ici leurs
hôtes, « pèlerins et étrangers en ce monde »
au sens le plus concret du terme. Pour l’occasion, ils ont su transfigurer
la grande salle de la Bibliothèque (touche féminine oblige) et
ils ont convié deux groupes de musique… sacrée ! Car ici
tout se passe devant Dieu et une fête est avant tout l’occasion
de rendre grâce. « Bismillah » (au nom de Dieu) se plaisent-ils
à répéter avant tout geste qu’ils clôtureront
d’ailleurs par un non moins éloquent « Hamdoullillah »
(merci à Dieu). Avec trois bons quart d’heures de retard (ici le
temps semble avoir d’autres lois qu’au nord de la Loire), tout le
monde est prêt à débuter les festivités en écoutant
quelques versets du Coran. Voix profonde psalmodiant la « parole inimitable
» dans un silence recueilli. Nous écoutons ces croyants parmi lesquels
nous vivons et à l’école desquels nous nous mettons chaque
jour : « Soyez soumis à toute créature à cause de
Dieu » nous rappelle Saint François… Dieu est grand…
il n’y a de Dieu que Dieu… égrènent les muezzins cinq
fois par jour. Mais cette fois-ci pour la première fois, nos amis nous
ont demandé comme en écho de lire une parole d’Evangile
: nous sommes accueillis dans ce que nous sommes de plus profond, des croyants.
De leur côté, ils peuvent s’affirmer dans leur être
le plus intime, celui d’autres croyants. Echo des Béatitudes lues
à quatre voix devant nos frères. Nous entrons dans l’extraordinaire
de Dieu au cœur de notre quotidien…
Au cours de l’heure suivante, les deux groupes de chanteurs vont se succéder,
le plus souvent en chantant le seul et beau nom de Dieu sans épargner
les décibels. Quelle joie et quelle émotion pour nous de voir
ces jeunes, fiers et heureux de chanter la grandeur du Créateur de toute
chose ! C’est le cœur alors qui parle dans la louange de l’Indicible
et du Tout Autre… tissant des ponts entre les traditions différentes.
Quelques verres de thé et quelques biscuits plus tard, c’est une
demande encore plus étrange qui nous est faite : celle de nous exprimer
à notre tour par la musique. Surprise du premier instant, interrogation
vite balayée : qui pouvons-nous chanter d’autre que Celui qui nous
réunit tous ce soir-là ? Tous nous écoutent poliment tout
en échangeant avec leurs voisins… jusqu’à ce «
Cantique des trois enfants » par lequel nous avons décidé
de conclure. Quel n’est pas notre étonnement de les voir tous reprendre
en choeur le refrain « Chantez son nom, bénissez Dieu » :
tout est dit dans ces courtes paroles ! Et ce compagnonnage spirituel silencieux
de tant d’années éclate au grand jour l’espace d’un
instant. N’est-ce pas cela cette « conversation spirituelle sur
le chemin » à laquelle nous invite le petit frère François
? Nous parvenons à louer l’Unique ensemble ; chacun avec sa propre
voix mais ensemble. Nous touchons à cette reconnaissance mutuelle, à
cette communion qui préexiste de toute éternité dans le
cœur de Dieu et qui fait tout le sens de notre présence humble et
cachée « au milieu d’eux. »
C’était un soir un peu particulier, mais au fond l’était-il
tant que cela ? Dans ce petit espace de rien du tout fleurit jour après
jour un « dialogue de la vie » simple mais non moins profond : certains
viennent ici étancher leur soif de savoir (et combien elle est forte
chez ceux qui n’ont que cela comme espoir et comme occupation), d’autres
y trouvent le moyen de donner ce qu’ils ont reçu… tous enfin
nous y trouvons un lieu de parole, de reconnaissance, de liberté, un
lieu d’où nous ressortons grandis de la différence rencontrée
chez l’autre !... Un lieu de fraternisation en somme dans l’épaisseur
d’un quotidien partagé en toute simplicité... Un lieu où
chacun soutient son frère sur son chemin de vie et sur son chemin vers
Dieu : le musulman nous aidant nous, chrétiens, à mieux découvrir
le Christ et le chrétien espérant aider son frère musulman
à devenir meilleur musulman pour la plus grande joie de Dieu.
Stimulation réciproque au compagnonnage de vie en Dieu, communion dans
le sacrement du frère… un autre monde, un monde surprenant, s’ouvre
aux dimensions du cœur de Dieu.